Après deux ou trois démarches, B*** J***, le journaliste, obtint rencontre. Il finit par être reçu en ce début d' après midi-là...
Lui apparut une femme d' une soixantaine d' année, encore qu' elle ne parût pas avoir d' âge. Première ambiguité du personnage. La première impression du journaliste : sa raideur, l' expression dure. En approchant, il vit mieux un visage aussi flétri que la révolution d'octobre par les rides du stalinisme. Cependant, une allure certaine, le port et la maintien, sinon d' une aristocrate du moins d' une danseuse jadis ( dans une famille russe !).
Une voix de zinc, un rire grinçant comme une girouette ou un portail mal huilés. Elle croyait utile d' affecter, ce qu' elle n' avait jamais eu, un accent russe de théâtre ou de cinéma, comme pour rappeler ses origines ou donner à sa voix quelque chaleur slave.
En quelques regards sur la petite société, le journaliste vit la comtesse régnant avec un appétit inquiet d' être admirée et une tyrannie sourcilleuse peut-être reçue du pays d' antan. Reine de sa petite cour, elle trônait dans une espèce de siège curule, en envolées de jupe propres au Bolchoï les grands soirs, avec l' attitude distante de ses aieux devant moujiks et domestiques. Madame observait, les yeux plissés, inquisiteurs : jusqu' où puis-je aller avec lui ? Cependant, la qualité de journaliste s' intéressant à elle valut à B***J*** une attention et une bénévolance, habituelle dès que son image était en jeu.
Jusque dans la conversation ordinaire, Anouchka, la chère Anouchka comme disait un de ses affidés, faisait un usage obstiné de la première personne. Dans l' échange le plus banal, le moi, je, personnellement commençait pratiquement toutes ses phrases. Quand une relation lui disait incidemment, en après-midi, qu' il n' avait pas eu le temps de se restaurer, elle répondait que moi, je ne pourrais pas rester sans manger à midi plutôt que de lui faire préparer un encas. (...)
Elle ne parlait pas ou peu de sa famille (...) Quelques mots sur le tsar familial, le père autocrate, auréolé de sa lutte, un temps les armes à la main, contre les bolchéviks. (...) En définitive, elle reproduisait le modèle du père réprouvé.
Car Madame entendait d' abord dominer. Elle présidait une chorale orthodoxe de paroisse et une Association de Souvenir à l' Ancienne Russie. Elle ne manquait pas à chaque occasion de rappeler qu' elle en était présidente. (...) Elle entendait aussi présider à ses amours car, là-aussi, Anouchka était au perchoir, au destin de ses couples, aux conditions de la relation. Même dans l' intime," Madame la Comtesse oukase ! " pensait B*** J***.
Elle ne parlait jamais de son mari. Elle avait hérité...
En fait, elle parlait d' elle même, impérativement et inlassablement d' elle.
Fidèle à un homme à la fois, selon ses dires, Anouchka changeait d' amant sur le champ pour pouvoir lui raconter plus vite les précédents. En leur évoquant ses plaisirs antécédents, amoureux c' est beaucoup dire, un semblant érotiques, comme ces convives polis devant le soufflé très essoufflé d' une piètre cuisinière, elle renversait la tête, fermait les yeux et miaulait un mmmuuuummm qui pouvait faire penser à de délicieux délices. Chez elle, une façon pernicieuse, devant l' amant en place, de dénigrer le plat présentement offert.
Anouchka n' avait-elle jamais aimé qu' à postériori ?
(...) Deux ans après leur dernière rencontre, il reçut l' annonce à Paris, par la rubrique nécrologique du journal que la Comtesse était morte par arrêt cardiaque; la Comtesse qui meurt du coeur, c' était un imprévu. Regrettable. Il eut même une esquisse de pensée attendrie : " C' ÉTAIT UN BEAU SUJET " se dit le journaliste.
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