lundi 20 juillet 2015

MORT D' UN SAINT

Une crise d' urémie assez légère était cause qu' on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu' il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu' il ne se rappelait pas) était si bien peint qu' il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d' art chinoise d' une beauté qui se suffirait à elle-même... (...) ...Dès les premières marches qu' il eut à gravir, il fut pris d' étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l' impression de la sécheresse et de
l 'inutilité d' un art si factice, et qui ne valait pas les courants d' air et de soleil d' un palazzo de Venise ou d' une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu' il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu' il connaissait, mais où, grâce à l' article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu' il veut saisir, au précieux petit pan de mur. "C'est ainsi que j' aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune." Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l' un des plateaux, sa propre vie, tandis que l' autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. (...)
   Il se répétait : "Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune." Cependant il s' abattit sur un canapé circulaire (...) Un nouveau coup l' abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous  les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire? (...) Ce qu' on peut dire, c' est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d' obligations contractées dans une vie antérieure; il n' y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l' artiste athée à ce qu' il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l' admiration qu' il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. (...)  De sorte que l' idée que Bergotte n' était pas mort à jamais est sans invraisemblance.
   On l' enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n' était plus, le symbole de sa résurrection.

                                                  MARCEL PROUST
                                                  A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU,
                                                  La Prisonnière
                                                  (la mort de l' écrivain Bergotte)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire